lundi 21 décembre 2009

C'est quoi, un objet?

Prenons un objet relativement banal: un bonnet en laine. Pas si simple que ça! Chacun regarde l'objet d'un point de vue plus ou moins différent, "l'interprète" à sa manière.

Le plus important, en fin de compte, est le regard subjectif de chacun, ce que l'objet nous DIT, précisément.



Voici donc l'histoire d'un bonnet, raconté par Alice Diop:


LE BONNET


Il y a ceux qui héritent d’une maison de campagne, ceux qui héritent de tableaux anciens ou de pierres précieuses, moi, après des tractations acharnées avec mes sœurs, j’ai hérité d’un petit objet en laine, en forme de chapiteau, orné d’un pompon : le fameux bonnet de laine qu’a porté mon père tout au long de sa vie. Mon père était sénégalais et comme tout vieil immigré africain qui se respecte, surtout quand il est originaire du Mali, de Guinée ou du Sénégal, il avait son bonnet vissé en permanence sur son crâne, comme un prolongement de son corps. Je n’ai aucun souvenir de lui qui ne soit associé à son bonnet en laine marron. J’en venais presque à douter qu’il le retire sous la douche. C’est dire !
J’imagine que vous pensez, comme tous les Français, que ce bonnet, c’est un bonnet savoyard que les immigrés portent en Europe parce qu’ils ont froid, non? Moi-même, j’ai mis longtemps avant de me poser des questions sur ce bonnet. Quand j’étais petite, je croyais qu’il faisait partie de l’uniforme des ouvriers qui, comme mon père, travaillaient à l’usine Citroën d’Aulnay sous bois.
En fait, ce bonnet est une sorte d’adaptation africaine de la chéchia, le couvre chef que les musulmans portent surtout au Maghreb. L’islamisation de l’Afrique de l’Ouest par des tribus arabes commence au 8iéme siècle. Le port d’un couvre chef est l’une des recommandations du code vestimentaire musulman. Cette petite calotte qui épouse la forme du crâne permet aux hommes, durant la prière, de toucher le sol avec leur front, ce qui est édicté par le coran. Le port du bonnet est aussi perçu comme un signe d’humilité de l’homme vis-à-vis de Dieu ; accentué vers le haut, il symbolise l’élévation de l’âme vers le ciel et met une limite entre la tête de l’homme et le ciel de Dieu. Ce bonnet est donc largement porté par les fidèles musulmans des pays de l’Ouest africain. Au Sénégal, on le nomme "Lafa".
Mais voilà, tous les Africains ne partagent pas cette opinion sur l’origine de leur bonnet. Cet objet identitaire est réinterprété par chacun à travers sa propre tradition. Le vendeur de cigarette à l’unité du foyer de la rue Bara à Montreuil prétend qu’on le nomme GORO et qu’il est fabriqué en Autriche. Ce que contestent plusieurs de ses clients. D’après eux, il s’agit du bonnet IVOIRE, fabriqué dans les villages Dioulas de Côte d’Ivoire. D’autres garantissent qu’il se nomme GWENAR et qu’il est tricoté dans les villages Maliens qui bordent le Niger. Allez dans le quartier de la goutte d’or, dans le 18ième arrondissement de Paris, là où vivent bon nombre d’immigrés africains et où le bonnet trône en toute première place sur les étals, on vous dira encore autre chose.
Le vendeur affirme que les vieux le portent quand ils veulent se faire beaux. "Quand tu portes un grand boubou blanc, tu portes ce bonnet avec, là on dirait que tu ressembles à un grand dignitaire… ". Sa cliente conteste : "N’importe quoi ! Mon père le met tous les jours en Afrique pour se protéger de la chaleur !" Un vieil homme affirme que le bonnet en laine est porté par les vieux Africains, en hommage au héros de l’indépendance Guinéenne, Amilcar Cabral, qui ne s’en séparait jamais. D’ailleurs pour lui, il s’appelle "bonnet Cabral". Cabral, c’est un peu le Che Guevara de l’Afrique de l’Ouest, le héros de jeunesse de toute une génération d’Africains.
Bon, vous avez compris, ce bonnet remplit toutes sortes de fonctions : il montre son appartenance à la communauté musulmane, il protège du froid, du chaud, il rend beau et il célèbre la mémoire d’un illustre révolutionnaire. Et enfin, un dernier détail. Regardez celui de mon père : vous sentez ce mélange de peintures de voiture, d’effluves du parfum Brut de Fabergé et d’épices africaines ? C’est le résumé olfactif de toute une vie.



Texte : Alice Diop (source : Karambolage, Arte, 12 octobre 2008)





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